Une passion pour le pain français

Quand la presse s'en mêle… par Steven Laurence Kaplan* 

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Retour aux Archives de juin 2013 

Depuis longue date, baigné dans les arômes mélangés des archives et des fournils, j’observe de près la filière blé-farine-pain et je me bats pour mettre en valeur la place primordiale du pain dans l’histoire de la France et dans la vie des Français. Ce n’est donc pas moi qui irais déplorer que le magazine Gault & Millau, porteur de la « marque » de deux illustres chroniqueurs gastronomiques, consacre sa couverture et un gros dossier à « Nos 140 Meilleurs boulangers » de la France entière dans son numéro de mars-mai 2013. Promouvoir le pain et ses artisans est toujours une idée bienvenue, car en mettant à l’honneur le métier et ses œuvres, on éveille (ou réveille) l’appétit  (qui ne souhaite pas enrayer une chute de la consommation du pain qui dure de plus d’un siècle ?), on suscite l’intérêt pour un objet à la fois hédonique et patrimonial, on aide peut-être à déclencher des vocations.

Mais cet article contient, hélas, énormément d’erreurs et de notions galvaudées. Les boulangers peuvent en rire entre eux, sauf sans doute ceux qui se sentent injustement exclus ou mal placés du prétendu palmarès. Cependant Gault & Millau vise le grand public et s’intéresse à un produit qui caractérise plus que tout autre l’exception culturelle française au quotidien. Cela implique des responsabilités  professionnelles, culturelles, voire morales. Autrement dit, la démarche demande rigueur, exactitude, clarté. Pourquoi croit-on dans la presse gastronomique que traiter le pain exige moins de savoir et d’expérience que le vin ? On n’oserait jamais demander à un journaliste de s’ériger en expert sans une certaine acculturation dans la spécialité. L’entreprise est ici trop lourde de conséquences commerciales  et « communicationnelles » pour les acteurs et de prétentions pédagogiques par rapport au public.

Le projet même de sélectionner les 140 meilleurs n’a pas grand sens ; face aux sérieuses difficultés de la constitution des connaissances valables dans le domaine de la dégustation (chose vivante, la pâte n’a pas un comportement commode pour l’enquêteur), même de vrais experts ne pourraient le faire sans y passer des années. Cela dit, il ne s’agit pas ici de contester les choix faits par Gault & Millau. Mais je crois que les lecteurs, et le monde entier de la boulange, ont le droit de connaître les critères retenus par les journalistes : c’est l’obligation minimale. Sur quelles bases les choix ont-ils été faits ? Or, le magazine ne fournit aucune indication sur la méthodologie de sa prétendue enquête ; même les boulangers sollicités pour remplir des questionnaires n’ont pas la moindre idée de ses procédés. Ce silence est grave, injuste et illégitime.

A lire attentivement le texte, on discerne sans trop de peine certaines préférences, voire préventions : pour le four à bois, le bio, la meule (c’est très bobo, pourquoi pas ? mais le bio n’a pas d’incidence organoleptique avérée ; la meule fait une différence, mais autant sur du blé convenablement cultivé, en CRC ou autre technique raisonnée, que sur le bio ; et l’impact réel de la cuisson sur bois reste à démontrer) ; pour des titres, des diplômes et des marques de reconnaissance (manifestement rassurants pour les journalistes, en quoi sont-ils garanties ou même indices fiables de la qualité sensorielle régulière ?) ; pour une certaine « naturalité » (facteur omniprésent, censé être autant valorisant que différenciant, mais jamais rigoureusement défini : le discours naturaliste reste vague et incantatoire). Dire qu’une boutique « respire l’authentique et le naturel » relève du répertoire des lieux communs du marketing primaire. Le « goût du pain d’autrefois » est dans ce même registre de stéréotypes nostalgiques et peu éclairants. Quant au fameux « pain à l’ancienne », c’est une allégation extrêmement nébuleuse et mystifiante. Célébrer le boulanger qui « n’hésite pas à consacrer 18 à 24h de fermentation » à sa gamme serait plus méritoire si l’on vivait à l’âge d’avant les chambres froides et si ce n’était pas une pratique assez commune. Pourquoi l’usage de « pétrins à bras plongeants » distinguerait-il un artisan ? Combien connaissez-vous de boulangers qui se servent des « farines oubliées »--quasiment par définition définitivement perdues—et « des variétés anciennes », belle utopie, mais réalité accessible aujourd’hui à une poignée d’imaginatifs paysans boulangers.

Je crois avoir démontré dans mes livres qu’une certaine meunerie a pesé sur la boulangerie artisanale d’une manière décisive et extrêmement fructueuse, notamment dans les années 1980. Gault & Millau prétend que « la qualité du pain a progressé grâce à un gros travail des meuniers pour produire des farines plus riches, plus concentrées, davantage porteuses d’arômes ». Encore une affirmation erronée, à la limite auto-parodique, le « riche » et le « concentré » empruntés sans doute à des lessives ou à des déodorants ou à des soupes en poudre. Un échange avec un meunier aurait épargné ce genre de méprise. Voyez-vous tous les jours la preuve, dans votre recrutement, qu’une « meilleure formation » a contribué à un meilleur pain ?  Le culte emphatique voué au levain invite gratuitement à la disqualification de la levure, comme si cette dernière ne pouvait que saboter un process de panification bien conçu, tout en occultant le versant moins lumineux d’un levain mal géré ou simplement engendrant une acidité désagréable à bien des consommateurs, certains loin d’être incultes ou gustativement handicapés. La levure est insidieusement assimilée à la catégorie honnie des additifs et ingrédients anti-naturels. Il n’est pas vrai que ces « merveilleux pains au levain » sont généralement « mieux alvéolés » que les pains fabriqués par une pâte ensemencée à la levure ; ils sont autrement alvéolés , et cette distinction mérite exégèse. Le levain est certainement un agent de fermentation « ancien », mais la levure n’est pas une invention industrielle : elle est communément mise en œuvre, souvent en combinaison avec le levain, dès le XVIIIe siècle, notamment en ville. A propos de la course à l’ancienneté : le blé bio, quand on peut valider son origine avec une pleine confiance, n’a que très rarement et à fort petite échelle de pedigree particulier (« vieilles variétés »). La meule aujourd’hui fonctionne très peu souvent selon le mode ancien : l’eau n’est pas la force motrice, le plansichter a remplacé le blutage vieux style, le rhabillage n’est plus à la main, etc. Il y a moins de passion pour le pain dans le texte de Gault & Millau qu’une théâtralité nostalgique et mièvre.

Enormément d’excellents boulangers n’acceptent pas la doctrine que le façonnage mécanique, convenablement réalisé sur des machines respectueuses de la pâte, constitue une des « nombreuses dérives » qui ont compromis la qualité du pain. Et comment ne pas regretter la vacuité de l’observation qu’un diagramme « ne laissant que deux malheureuses heures de pointage » (défini étrangement comme « temps de repos ») explique en partie la médiocrité de la qualité aujourd’hui. Quel manque flagrant de culture boulangère, de familiarité avec la panification ! Et pourquoi stigmatiser (sous la rubrique « Bémol ») des milliers et des milliers de boulangers associés à une enseigne, qui sont majoritairement des artisans à part entière, pas des assistés dépourvus de talent, des professionnels qui ont fait un choix délibéré de partenariat gagnant-gagnant, qui exercent une vraie autonomie, et savent autant que des indépendants se remettre en question et progresser à leur manière.

Enfin, des erreurs, d’autant plus irritantes que le ton de l’article est suffisant. Il prétend que plusieurs décisions politiques ont permis aux artisans boulangers de « revenir de loin » sur le plan qualitatif. Primo, « en 1978, le prix de la baguette est libéré ». Mais la première tentative de libéralisation a été un échec. La « taxation » [fixation] du prix a persisté jusqu’à la fin de 1986, et à travers le XXe siècle elle a beaucoup plus pénalisé le gros pain que la baguette (souvent exemptée comme « pain de fantaisie »). Il est difficile de mesurer son impact sur la qualité organoleptique de la panification. La dénomination « pain maison » relevait du décret pain de 1993, pas de la législation réservant le vocable « boulangerie » aux artisans. Mais qui croit qu’un changement de nomenclature a amélioré la qualité sensorielle su pain ? Même le volet du décret pain créant la pain de tradition française a suscité peu d’adhésion dans un premier temps, car il exigeait une mutation profonde et anxiogène dans la pratique de la panification.

Quand on écrit sur le pain, ce n’est ni folklore ni télé-réalité : il s’agit de questions majeures tant sur le plan économique que culturel. Quand on ose rentrer non seulement dans la boutique mais aussi dans le fournil pour départager, stratifier, hiérarchiser  les artisans et leur relative virtuosité, on a un devoir incontournable de rigueur et d’humilité. Traiter de la qualité organoleptique nécessite de la qualité journalistique. Au milieu des années 1950, face à une hausse généralisée des prix, la boulangerie avait demandé à maintes reprises un réajustement du prix imposé par les autorités. Ministre des finances, maître de la raison d’Etat, Edgar Faure, leur répondait : « Je vous aime bien, mais je ne peux vous accorder une augmentation parce que vous faites du pain ».  Autrement dit, objet de souci politique, le pain n’appartenait pas au commerce, mais pâtissait de sa mystique historique comme garant de l’ordre public. Gault & Millau semble dire aujourd’hui : parce que vous êtes boulanger, on ne vous doit pas le respect minimal accordé à d’autres sujets.

 

* Steven Laurence Kaplan  est professeur à l'Université de Cornell à New-York, à l'Université de Versailles-St-Quentin, à Sciences-Po Paris et à l'École Normale Supérieure. Arrivé à Paris en 1962 comme étudiant, il tombe littéralement amoureux du pain, tant et bien qu’il décide d’y consacrer sa thèse de doctorat de l’université de Yale. Francophile, il se partagera entre les USA et la France, travaillant sur l'histoire du corporatisme et de l'alimentation, notamment du pain, dont il est devenu le spécialiste incontesté. Il est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages sur le pain français du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours dont dernièrement : 

  • Cherchez le pain: Guide des Meilleures Boulangeries de Paris, Plon2004
  • Le Pain maudit. Retour sur la France des années oubliées, 1945-1958, Fayard. 2008 - Prix Thiers de l’Académie Française
  • La France et son pain. Histoire d'une passion". Albin Michel. 2010.