Pour ceux qui n’aiment pas le fromage !
de Frédérick Grasser Hermé, Les éditions de l'Épure
par Bénédict Cartelier
J’ai acheté récemment un livre intitulé Pour ceux qui n’aiment pas le fromage. Je l’ai acheté sans l’ouvrir, parce que c’est mon cas. A ma décharge, pour l’ouvrir, il aurait fallu couper les feuillets. Caprice d’éditeur ou stratégie, peu importe.
Quelle déception ! Le livre ne contient que des recettes. Évidemment j’aurais dû m’en douter : « Dix façons de le préparer » est le titre de la collection. J’aurais dû aussi me méfier car je n’aime pas non plus l’inconséquence et plusieurs titres de cette collection sont consacrés à des fromages : la cancoillotte, le maroilles, la mozzarella, le roquefort, le fromage de chèvre… J’en oublie.
Dix façons de le préparer mais aucune raison de l’aimer. Avais-je vraiment souhaité d’être convaincue d’aimer le fromage, moi qui le déteste depuis l’enfance et qui fais profession, depuis, de le détester, tout comme la couleur verte même si cela paraît n’avoir aucun rapport ? (il n’existe à ma connaissance aucun fromage vert bien que l’auteur affirme le contraire sans d’ailleurs en citer un seul. Elle ajoute qu’on peut même le manger bleu, ce qui est l’évidence et précise « couleur tellement insolite dans les aliments » et là, je me dis qu’elle n’a jamais dû manger de sardines grillées…).
Quand je dis ne pas aimer le fromage depuis l’enfance, je pèche par excès.
Je me souviens ainsi avoir goûté passionnément le comté jusque tard dans mon adolescence. J’aimais cette pâte dense, légèrement granuleuse qu’il me fallait mâcher longuement et qui me laissait sur la langue une saveur un peu âcre, légèrement piquante. Quand j’ouvrais le paquet, l’odeur pénétrait mes narines, une odeur forte, âcre, puissante. La respirer suffisait quelque fois à me rassasier. Au fond, c’est peut-être ainsi que tout a commencé. D'abord le fromage, le pain ensuite sans doute et puis le reste. L’odeur du pain est si puissante qu’elle se suffit à elle-même. Nul besoin de manger le pain pour en sentir le goût. Rares sont les aliments qui se livrent ainsi tout entiers dans leur odeur.
Quand j’y réfléchis, sentir au lieu de manger présentait beaucoup d’avantages pour moi à l’époque. J’épargnais mon estomac toujours sensible et je n’avais pas à souffrir des lenteurs de la digestion. Ma bouche restait propre. Surtout, je gardais intact le désir de manger que je pouvais satisfaire à l’infini.
Je ne sais plus lequel j’ai mangé en premier, du comté ou du beaufort mais je me souviens parfaitement du jour où je compris qu’il existait un fromage supérieur au comté. Je commençais à établir mes hiérarchies, qui ne devaient plus guère bouger par la suite et d’autant moins que j’ai toujours été très timorée en matière alimentaire. Je serais capable par défi de manger à peu près n’importe quoi mais au fond de moi demeure ancrée une néophobie tenace qui me tient éloignée de toute nourriture étrangère, l’étrangèreté dût-elle se limiter à un format de pâte inconnu de moi ou à une nouvelle marque de faisselle. Ainsi, très tôt, j’étais capable de distinguer le comté du gruyère ou de l’emmental même si je confondais encore ces deux-là dans la même détestation. Ils me rappelaient trop les sandwichs avalés au bord de l’autoroute, lorsque nous partions en vacances au début de l’été. J’avais toujours mal au cœur en voiture et quand j’ouvrais les sandwichs préparés par ma mère le matin même « pour passer les restes », avec ces tranches de fromages poinçonnées recouvertes de fines gouttelettes d’eau et ces deux épais rectangles de beurre, cela me révulsait. Les fourrés récupéraient le fromage mais je devais racler consciencieusement le beurre du pain de dessous avec un coin du pain de dessus, après quoi j’inversais. J’avalais le reste péniblement. J’avais à peine terminé qu’il fallait repartir. J’étais la dernière comme d’habitude mais, miracle de la jeunesse, une heure après, j’avais de nouveau faim.
Quand j’ai dit ne pas aimer le fromage, j’aurais dû ajouter « affiné », le fromage affiné. Car les autres, les fromages frais, je crois les aimer tous, du moins tous ceux que je connais, une quinzaine à peu près. Tous, hormis les chèvre. A cause de l’odeur, dans les deux cas. Les fromages frais ne sentent pas. Pour les goûter, il faut les manger. Mais les chèvre, même frais, ont une odeur. Comme les roux (je parle des humains). Une odeur qui me déplaît, une odeur de laine mouillée, acide mais très puissante alors que la vache, le lait de vache, lorsqu’il est cru ne sent que l’animal. Pasteurisé, il ne sent presque rien.
Alors, j’aime les fromages frais, les fromages battus ou moulés en faisselle, le fromage à la pie - enfant, j’entendais « fromage à la pis » mais je voyais en même temps une pie noire et blanche, du même noir et du même blanc que ceux des vaches de Normandie qui figuraient sur mes bouteilles de lait – le caillé, de vache ou de brebis, la brousse provençale et le brocciu corse et tous les italiens, ricotta, mozzarella, burrata. C’est bien plus tard, en franchissant la Loire, que j’ai connu le précieux fontainebleau dans sa fine gaze blanche, le cottage cheese granuleux, le gros-suisse, cousin du petit et le demi-sel… Une quinzaine, tout au plus.
Alors, il me vint une idée. Puisque j’avais acheté un livre sur le fromage, je rechercherai les fromages frais que je ne connaissais pas. Mais « Dix façons de le préparer », c’était seulement dix fromages, bien que l’auteur ait un peu triché en utilisant parfois deux fromages dans une même recette, et je les connaissais déjà. J’en avais même déjà goûté certains. Fourme d’Ambert, crème de gruyère, fontainebleau, aligot, bleu crémeux de Haute-Loire, carré frais, ricotta, petits-suisses, mozzarella, camembert au lait cru, mimolette vieille. Douze en tout, ils étaient douze, comme les apôtres. C’était trop peu. Je décidai alors d’appliquer mon idée première à ma table des calories qui, j’avais eu déjà l’occasion de le remarquer, recelait quantité de produits que je ne connaissais pas et dont la plupart devait être soit des fromages soit des alcools, n’étant ferrée ni des premiers ni des seconds. Pour plus de commodité, je décidai de procéder par lettre alphabétique, de A comme Abondance à Z comme … Vieux-Lille (aucun fromage commençant par l’une des quatre dernières lettres de l’alphabet, ma table les ignore, peut-être à bon droit, je ne suis pas experte, je l’ai dit. J’aurais dû le regretter, je m’en réjouis au contraire comme une invitation à ne pas être exhaustive).
Évidemment, il eût été plus simple d’utiliser un dictionnaire des fromages, il n’en manque pas sur le marché et certains sont très bien faits. Mais quel intérêt? Je préfère traquer la pépite. De la sorte, j’en apprends autant sur les fromages que sur le reste.
Je ne livrerai pas ici le produit entier de ma récolte, ce serait fastidieux, mais rien qu’à la lettre A, je constate que le baron peut être d’agneau et pas seulement de lapin ou de saumon et je pense immédiatement à la longe de porc qui peut aussi être de thon. Plus loin, je découvre une liste impressionnante d’agrumes parmi lesquels des étrangers, le chadec, l’ugli, le tangelo et la tangerine tandis que mon préféré, le citron caviar, ne s’y trouve pas et pourtant Microcitrus aurait fait un juste pendant au Citrus maxima. Il y a aussi les aromates, les anis, faux (l’aneth), vert ou étoilé (badiane), la livèche, le maceron et le tussilage et la liste s’allonge de tous les synonymes, farigoule et serpolet, origan et marjolaine, sarriette et poivre d’âne…
Revenons à nos fromages. Ceux de la lettre A sont rares malgré le nom du premier d’entre eux : abondance, aisy cendré, aligot, appenzell, asiago, azeito. Tous au lait de vache sauf le portugais, au lait de brebis. Et aucun fromage frais. Oserais-je dire que j’ai parfois confondu les alcools et les fromages ? A la lettre A, j’ai dû ainsi ôter l’arak et l’angostura….
Parmi les pépites fraîches, le cachat est sans doute la plus grosse qui m’a heureusement conduite jusqu’à Virgile (ou au pseudo-Virgile et à son poème décrivant la fabrication du moretum, un fromage de brebis pilé, probablement du cachat si l’on suit une vieille traduction, mêlé d’ail, d’herbes hachées, d’huile d’olive et de vinaigre). J’aimerais aussi goûter le metton avec lequel on fait la cancoillotte mais non celle-ci à cause du beurre qu’on y met et de l’ail. Je goûterais encore volontiers le crémet nantais et la jonchée niortaise, la caillebotte à cause du peintre même si le nom de celui-ci n’a aucun rapport avec celui-là. Si Caillebotte reste pour moi le peintre des raboteurs de parquets, ces parquets à claires-voies qu’on nomme caillebotis sur lesquels les fromages sont mis à égoutter, la caillebotte hélas n’a que faire des caillebotis. Vainement j’ai cherché le lusignan que je connais indirectement par le tourteau fromager mais j’ai trouvé la cervelle de canut que je n’ai jamais goûtée, à cause du nom bien sûr mais aussi de l’huile qu’elle contient et de l’ail encore.
Finalement, j’aurais beaucoup appris avec ces « dix façons de le préparer », beaucoup appris mais pas convaincue d’aimer le fromage et encore moins de le cuisiner.