L’ère culinaire, 15 questions sur l’alimentation
Article de la revue Sciences Humaines N° 2515 (juillet/août 2013)
par Patricia Moisan
La première question soulevée est de définir au préalable ce que manger veut dire, Claude Fischler pose d’emblée le cadre du problème :
« Les effets littéralement restaurants de l’acte alimentaire sont biologiques et symboliques à la fois. Ils sont aussi individuels et collectifs.(…)
L’alimentation est réglée par le social et sert à le régler puisqu’elle peut aussi bien, parfois en même temps, rassembler, exclure, hiérarchiser et/ou rendre indépendant.(…) Il faut aussi s’interroger sur ce que ne pas manger veut dire.(…)
L’alimentation est la plus intime de toutes les formes de consommation : nous faisons en effet pénétrer l’aliment dans notre corps et il devient ainsi notre propre substance ». Le lien entre alimentation et identité est fort et pour cela « il faut que nous sachions ce que nous mangeons sous peine de ne plus savoir ce que nous sommes ».
Un autre sociologue pose la question de savoir si c’est la cuisine qui a fait l’Homme, car « avec la cuisson des aliments, l’évolution humaine a franchi un nouveau cap ». Il y a un lien certain entre alimentation et développement cognitif.
Une précision géographique nous rappelle « qu’à travers l’histoire tumultueuse de la rencontre des peuples, quelques grands centres gastronomiques se sont constitués en évoquant les cuisines Indiennes, Méditerranéennes, Chinoises, Américaines ». En France, « la véritable gastronomie n’émerge qu’à partir du XVIIe, s’affirmant à la fois comme une nouvelle façon de cuisiner et une intellectualisation de l’art culinaire. Mais l’histoire de la cuisine est quelquefois idéalisée, oubliant facilement les dégâts humains d’une colonisation.
Notre époque n’échappe pas non plus aux problèmes de l’alimentation et l’industrie agro-alimentaire n’est plus vraiment en odeur de sainteté ; « les anthropologues ont aidé les industriels à comprendre ce que manger veut dire. Les chimistes, les biologistes et les nutritionnistes leur ont appris à savoir comment les appétences se créent. L’industrie s’est emparée de ce savoir et l’a transformé en business » dit Gilles Fumey. Et si « malbouffe », (terme rentré dans le Petit Robert en 2001) il y a, « comment lutter ? Il faudrait agir de façon cohérente sur plusieurs leviers » mais se pose en même temps le problème des libertés individuelles. D’autant plus que l’idéal est à la minceur, symbole de « devoir moral, performance individuelle, contrôle de soi, dynamisme ».
Parallèlement, la non alimentation choisie ou subie est également bien présente : interdits religieux, phobies, dégoûts, pauvreté, famine ; les nombreux voire récents scandales alimentaires ne rassurent pas non plus les consommateurs qui se tournent alors de façon plus fréquente vers les produits bio. Et pour remotiver tout le monde, rien ne vaut une bonne petite émission télé sur la cuisine qui « remet au goût du jour le fait maison et les saveurs retrouvées des bons produits de nos régions ».
Jean-Pierre Poulain conclut le dossier en déclarant « le grand enjeu des années à venir sera d’articuler les nouvelles recommandations individuelles aux dimensions collectives de l’alimentation ».