Ce soir, j’ai dîné d’une aile de raie pochée et de pommes vapeur. Curieuse appellation pour une nageoire de poisson.
Il existait autrefois une recette de raie au beurre noir. Avec du vinaigre, du persil et des câpres. Aujourd'hui, le beurre noir est banni et le noisette l'a remplacé. Mais la recette est la même, avec du vinaigre, du persil et des câpres (1) .
J’adore les câpres. J'ai toujours aimé ça. Pourtant ma mère les détestait. Je les aime encore plus depuis que j'ai découvert, par hasard, qu'elles étaient la spécialité d'une île au large de la Sicile, moi qui ne voyage jamais.
D'aucuns évoquent Chypre et se réfèrent à l’étymologie (2). Seule certitude, les câpres sont les bourgeons du câprier confits au sel. Certaines d'entre elles possèdent encore leur pédoncule, on peut les voir dans les bocaux des marques artisanales. Il y en a de plusieurs tailles, de toutes petites et de plus grosses. Je préfère les petites. Les grosses me dégoûtent un peu si j'y pense, on dirait des yeux de crapaud. On peut aussi manger des bourgeons de capucine en guise de câpres.
Mais pour en revenir à la raie, ce que j'aime et déteste dans ce poisson, c'est l'aspect filandreux de la chair qui dessine comme des stries parallèles, et aussi le fait que le morceau, l'aile en l’occurrence, ne soit pas symétrique. Il y a un côté plus charnu que l'autre sur lequel repose la raie lorsqu’elle est servie à l’assiette au restaurant. Et voilà reposé le problème jamais résolu de savoir s’il faut commencer par le meilleur ou le garder pour la fin. La fin quand on n'a déjà plus faim ou la fin pour ménager une gradation dans le plaisir? A moins que la diminution de l'appétit avec la satiété n'exige précisément le meilleur pour être stimulé.
Quant à moi, j'aime à faire glisser avec le plat de mon couteau, de l'arête du poisson au bord de la nageoire, le jaune crémeux de la sauce tout grumeleux des petites boules vertes. Puis je prélève à la fourchette des filaments de chair en leur milieu, tout blancs (3) mais attendris de sauce et je les laisse fondre lentement sur ma langue. Je mange la sauce à part, en commençant par les câpres puis en écrasant les pommes de terre pour sécher mon assiette. Nul besoin de pain avec la raie aux câpres. J'abandonne sans regret l’autre face, visqueuse et pleine de cartilages, d’autant que le garçon apporte déjà mon dessert, un blanc-manger tout frais pour me laver la bouche.
On sert parfois la raie froide en effilochée sur un lit de salade verte, parfois agrémentée d’un œuf mollet. J’ignore si les œufs de raie sont comestibles. En Asie peut-être après le balut ou l’œuf centenaire. Pourquoi ne pas imaginer alors une assiette « raie sur raie », œuf de raie sur aile de raie ? On pourrait aussi jouer sur les contrastes avec des œufs de lumps façon « black and white ». Je baptiserais ces deux plats « raie Buren », le premier serait une variante du second ou vice versa.
(1) Je vois déjà l’illustration de la recette qu’en donnerait un humoriste. On y verrait un gros homme joufflu (symbole du gastronome), attablé seul au restaurant, une serviette à carreaux rouges et blancs nouée autour du cou, devant une splendide raie. Il aurait évidemment un œil au beurre noir (l’argot ajoute « poché » et c’est encore plus juste). En tout cas, ce serait toujours mieux qu’une méchante reproduction de Chardin.
(2) Le nom latin du câprier est Capparis spinosa. Le nom Capparis vient du latin capparis lui-même issu du grec kapparis, lequel pourrait, selon certains, venir de Kypros, nom grec de l’île de Chypre où les câpres poussent en abondance. Quant au nom spécifique spinosa, il vient du latin spinosus, épineux, en raison des deux épines stipulaires présentes à la base de chacune des feuilles du câprier. La chair est blanche mais de quelle couleur était la raie ? Blanche aussi, bleue, violette ou noire ? Pâle ou tigrée, voire tachetée ? Était-elle lisse ou bouclée ? Hérisson, papillon ou guitare ? Inutile de demander au garçon, je resterais sur ma faim, ce qui n’est jamais bon signe au restaurant…
(3) Le terme effilochée me paraît bien convenir à la chair du poisson. Je n’en dirais pas autant de la tombée d’oignons des brasseries parisiennes. Parfois les épinards remplacent les oignons mais retombent toujours sur la même bavette (à moins qu'ils ne tombent de la poêle ?). De toute façon, c’est encore préférable aux innombrables bavettes à l’échalotte avec deux t, peut-être par mimétisme...