L’avenir gastronomique de l’humanité en général
et de la France en particulier
Auteur : Pascal Ory
Editeur: Presses universitaires de France / Fondation Nestlé France
Billet de Bénédicte Cartelier.
Sous-titré L’avenir gastronomique de l’humanité en général et de la France en particulier, ce livre est le fruit d’entretiens entre Pascal Ory et Monique Nemer, professeur émérite de littérature comparée à l’université de Caen et éditrice.
En préambule, Pascal Ory revient sur la genèse de la notion de patrimoine immatériel, un concept d'essence japonaise soutenu ensuite au niveau international par les pays dits du Tiers-Monde, et sur l'inscription en 2010 du repas gastronomique des Français sur la liste représentative au patrimoine culturel immatériel de l'humanité.
S'il peut être a priori paradoxal de classer comme immatériel un repas, l'auteur souligne que le classement ne concerne pas tel ou tel plat du « patrimoine culinaire » de la France mais il intègre « l'achat de bons produits », « la décoration de la table», « une gestuelle spécifique pendant la dégustation » ainsi que la composition du repas qui « commence par un apéritif et se termine par un digestif, avec entre les deux au moins quatre plats, à savoir une entrée, du poisson et/ou de la viande avec des légumes, du fromage et un dessert ».
Contrairement à d'autres pays comme la Croatie par exemple dont le pain d'épices a été inscrit en même temps, la France a préféré faire reconnaître une caractéristique qu'elle juge supérieure, à savoir l'importance accordée par la nation française aux pratiques du manger et du boire.
Aux critiques suscitées par ce classement dans lequel certains ont voulu voir une revendication identitaire arrogante et désuète, Pascal Ory répond en expliquant que « tout groupe, pour faire société, a besoin de recourir à des signes d'identité tels que son nom, sa langue ou son mode d'alimentation ».
Or, dans le cas de la France, cette identité culturelle a été instrumentalisée par le politique lequel a inventé la souveraineté populaire à la Révolution. Aussi le groupe est-il pour un pays comme la France, la nation française tout entière. C'est la raison pour laquelle Pascal Ory considère que les identités culturelles sont largement des constructions politiques ainsi qu'en témoignent la promotion de la paella sous le franquisme et celle de la tomate en France au moment de la Révolution française avec l'essor du régionalisme.
S'agissant de ce dernier, l'auteur affirme que les identités régionales sont elles aussi des constructions politiques (la « cuisine du Sud-Ouest » par exemple naît avec l'émergence de cette entité; auparavant, elle n'existait pas en tant que telle).
Mais l'auteur va encore plus loin en montrant que la tradition, comme l'identité, est une construction fondée sur l'idée qu'il existerait un patrimoine culinaire propre à chaque peuple et dans lequel celui-ci se reconnaîtrait. Or, d'une part, il n'y a pas de tradition sans transmission (les deux mots partagent la même étymologie) et d'autre part, dans cette transmission, il y a toujours modification. Ce n'est jamais figé.
Si Pascal Ory reconnaît que « la profession culinaire est un des domaines où l'ancien régime culturel a perduré le plus longtemps », il souligne que nous sommes passés d'un régime de transmission à un autre qui s'opère dans les deux sphères de la cuisine qu'il distingue, à savoir la cuisine publique (professionnelle et masculine) et la cuisine privée (familiale et féminine). On observerait ainsi un recul et une masculinisation de la cuisine privée face à un essor et à une féminisation de la cuisine publique.
Les moteurs de ce changement des modes de transmission sont à la fois technique, social (passage du service « à la française » au service « à la russe » puis au service « à l'assiette ») et culturel (évolution de la médiation, du mode oral, écrit et aujourd'hui audiovisuel).
Dans le quatrième chapitre, Pascal Ory aborde (enfin!) le cœur du sujet à savoir la définition de l'identité gastronomique française. Plusieurs ingrédients la constituent selon l'auteur: l'imprégnation religieuse et notamment le choix de la religion catholique au XVIème siècle contre le puritanisme protestant, l'ancienneté temporelle et la continuité institutionnelle de la France (contrairement à l'Italie et à l'Espagne, autres pays de culture catholique), l'apparition du restaurant et la fondation concomitante de la critique gastronomique au XVIIIème siècle et, au-dessus de tout, l'importance accordée en interne au manger et au boire et la reconnaissance internationale de la cuisine française. Ce dernier trait est d'autant plus important que la France est un pays d'immigration à l'instar des États-Unis. Mais contrairement à ceux-ci, « notre récit national n'est pas fondé sur cette immigration, dans l'espace, mais sur la continuité d'une unité, dans le temps ».
C'est la raison pour laquelle, il ne peut y avoir de plats identitaires français selon l'auteur.
Dans les enquêtes sur les plats préférés des Français, le couscous et le magret de canard arrivent souvent en tête. Or, le premier n’est introduit en France qu'au milieu du XIXème siècle et ne devient populaire qu'un siècle plus tard tandis que le magret de canard est une invention d'André Daguin dans les années 1960...
Dans l’avant-dernier chapitre, intitulé « Puritanisme et hédonisme », le plus original à mon avis, Pascal Ory explique comment le puritanisme a façonné la culture alimentaire des pays anglo-saxons (l’Angleterre et les Etats-Unis). Il en donne deux exemples frappants : l’invention des céréales de petit-déjeuner, consommées avec du lait, pour contrer les habitudes de consommer de la viande et de l’alcool le matin, et le lancement du Coca-Cola, version édulcorée et sans alcool d’une boisson existante.
Or, contrairement à une idée largement répandue aujourd’hui, Pascal Ory ne croît pas à une montée des puritanismes en Occident. Au contraire, il pointe les progrès de l’hédonisme, notamment dans le domaine alimentaire avec par exemple le discours prônant le plaisir gustatif, la convivialité, la redécouverte d’espèces oubliées, etc. Le dernier chapitre, « L’éternel métissage », est plus convenu. L’auteur explique ainsi que le métissage culinaire concerne aussi bien les produits, les recettes que les manières de faire.
Pour autant, si le modèle alimentaire français recule sous l’effet de la mondialisation, on n’assiste pas à une déstructuration des repas comme aux Etats-Unis mais plutôt à un « éclatement entre « tribus » culinaires ». La marque d’identité française, à savoir l’importante accordée aux repas, résiste toujours.
Les entretiens se concluent sur une note positive : « L’avenir sera gastronomique, ou ne sera pas ».
Ecoutez son interview par Alain Kruger dans son émission On ne parle pas la bouche pleine !