Les péripéties de l'escabèche

Escabèche de poisson - Pérou
Escabèche de poisson - Pérou

 

 

ENTRE OCCIDENT ET ORIENT 

Billet de Liliane Plouvier.  

 

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L’escabèche vise, en principe, une préparation à base de poisson préalablement frit et recouvert d’une marinade ou sauce vinaigrée chaude ; le tout est ensuite placé au frais. Elle est souvent, mais pas nécessairement, destinée à la conservation.

Le plus ancienne recette figure dans L’art culinaire d’Apicius (une compilation latine d’inspiration gréco-romaine des VIe - Ve siècles). On peut y lire : ut pisces fricti diu durent (pour conserver des poissons frits), qu’après les avoir frits, on les arrose de vinaigre chaud .

En revanche, le nom escabèche dérive du perse ancien sikbaj, qui désigne initialement un plat de viande (et non de poisson) au vinaigre (sik = vinaigre, baj = plat), très apprécié par les rois sassanides et, à leur suite, les califes abbassides. Si les différentes recettes royales sont minutieusement décrites par Warrak dans son Kitab al-Tabikh (Livre de cuisine, Xe siècle), la plus originale est sans conteste celle donnée par Al-Baghdadi au XIIIe siècle (également dans son Kitab al-Tabikh). De fait, elle comprend non seulement et, à l’instar de ses prédécesseurs, plusieurs viandes et légumes (poireaux, carottes, aubergines, oignons), herbes, safran, épices, eau de rose et bien sûr vinaigre, mais aussi des fruits (raisins secs, figues sèches, amandes, jus de dattes pouvant être remplacé par du miel) qui lui transmettent à la fois saveur et rutilance.

Parallèlement, al-Baghdadi reprend la recette romaine sous le nom de mousakbaj, c’est-à-dire poisson à la sikbaj. Celui-ci est mentionné pour la première fois (du moins à ma connaissance) dans un traité de diététique arabe : le Kitab minhaj al-bayan fima yasta ‘miluhu l-insan (Exposition méthodique des objets employés par l’homme et la médecine) d’Ibn Gazla (Bagdad XIe siècle). Après avoir affirmé que le sikbaj/mousakbaj provoque l’appétit, l’auteur précise que le poisson est cuit dans du vinaigre aromatisé au céleri, à la rue et doré au safran. Le Minhaj est (partiellement) traduit en latin au XIIIe siècle par Jambolin de Crémone sous le titre Liber de ferculis et condimentis qui circule dans toute l’Europe. Le Crémonais rend musakbaj par « muserher ».

Cependant, le poisson à la sikbaj débarque sur les terres arabes d’Occident : al-Andalous (qui s’écroule en 1492 avec la chute de Grenade) et Sicile (émirat kalbide jusqu’en 1040) où la version pseudo-apicienne était probablement connue durant l’Antiquité, puisque ces régions faisaient alors partie de l’Empire romain.

Et pourtant, les livres de cuisine maghrébo-andalous des XIIe et XIIIe siècles se bornent à signaler des sikbaj-s à la viande. En revanche, le poisson à la sikbaj figure dans le Libre de Sent sovi catalan (XIVe et XVe siècles) sous le nom d’escabeyg. Quoiqu’elle soit à base de vinaigre et de poisson, celui-ci est réduit en bouillie et, de surcroît, mélangé à de la mie de pain, des oignons et fruits secs pilés (amandes, pignons, raisins secs, noix, avelines). Cette escabeyg tient plus d’une bouillie épaisse que du sobre et léger prototype ! Toutefois, le Sent Sovi le reprend sous le nom de sols : le poisson (voire viande) est frit et mariné dans du vinaigre safrané. De fait, sols dérive également de sik = vinaigre et possède donc les mêmes origines étymologiques que sikbaj/mousakbaj et, par voie de conséquence, qu’escabeyg. Le livre catalan cite en outre des perdrix en sols qui posent les jalons les modernes perdrix en escabeche de Murcie et du Portugal.

En Sicile, le poisson à la sikbaj est en revanche traduit par aschipecia, askipecia, assicpicium, aschipecia, askipecia, schabetia. En accédant au trône royal de Sicile, restée très imprégnée par la culture arabe après 1040, Frédéric II (R. 1197-1250) le découvre. Il en raffole et commande en 1240 des bonis piscibus de Lesina - lac dans les Pouilles - … ut de eis faciat askipiciam. Les Ricettari di Federico II en donnent une recette parfaitement originale et d’une munificence impériale à l’image du grand monarque : aigre-douce, dorée au safran, riche en fruits (raisins secs, jujubes, pruneaux et facultativement dattes, pommes ou poires), juste liée aux amandes. Cette schabetia évoque le très fruité sikbaj à la viande d’al-Baghdadi.

Elle est d’ailleurs surnommée brodium sarracenicum : brouet sarrasinois.

“Pour faire une escabèche, prenez un poisson bien lavé, comme il convient, faites-le frire dans beaucoup d’huile, puis laissez-le refroidir, ensuite faites frire des oignons émincés dans l’huile qui reste; puis prenez des raisins secs, des ieiulas jujubes et des pruneaux et faites-les frire avec les oignons susdits et enlevez le surplus d’huile. Prenez également des épices choisies et du safran bien pilé avec des amandes mondées et mouillez avec du vin et un peu de vinaigre, de façon à ce que cela ne soit pas trop aigre, puis mélangez tout ensemble et, au lieu d’amandes, vous pouvez prendre de la mie de pain mouillée dans du vin et ensuite pilée; puis mettez sur le feu jusqu’à ébullition et retirez aussitôt et quand le poisson aura été placé dans un plat creux, versez cette sauce dessus; si vous voulez la faire aigre-douce, mettez en quantité adéquate du moût ou du sucre et si à cela vous ajoutez des amandes mondées entières, des raisins secs, des dattes et d’autres choses similaires frites avec les oignons susdits, on appellera ce mets brouet sarrasin; vous pouvez aussi mettre des pommes et des poires” .

Aujourd’hui, la schabetia frédéricaine ferait bonne figure dans un menu “hype” ! Le mélange poissons et fruits en tout genre est ultra trendy ; sardines à la fraise, maquereaux aux mûres, anchois aux poires…

La somptueuse recette des Ricettari ne fera pas d’émules, même en Italie.

Appelée schibezia en Toscane, elle y devient un plat servi dans les tavernes. Libro della cocina toscan (XIVe siècle.) en donne une recette proche du modèle primitif : le poisson n’est toutefois pas frit au préalable mais est directement poché dans un court-bouillon vinaigré, safrané, aromatisé, sans être édulcoré ou lié. Elle est surnommée gelatina di pesce senza oglio, car elle prend effectivement en gelée, à l’instar de l’escavèche de Chimay. Le sabeto du Libro per cuoco vénitien (XIVe siècle) appelé aussi savore de pesse est en effet une sauce (qui se dit savore ou sapor dans les parlers italiens), juste liée aux raisins secs pilés et destinée à napper du poisson frit ; elle comprend en outre oignons, vinaigre et verjus, safran et galanga.

 

En France, la plus ancienne recette d’escabèche figure dans un livre occitan écrit en latin au XIVe siècle: le Modus viaticorum preparandorum et salsarum. Si la scabeg languedocienne est assez consistante, elle est toutefois moins épaisse que son homonyme catalane. Elle est faite avec du poisson frit, recouvert d’une sauce aromatisée au vinaigre, épicée au galanga et uniquement liée au pain et aux oignons broyés. Le Ménagier de Paris (vers 1493) décrit, pour sa part, une “espinbesche de rougetz”: “Espaullez (découpez), pourboulez et rosticiez voz rougectz. Puis ayez vertjus et pouldre cameline (cannelle/gingembre), et percil, tout bouly ensemble, et gectez sus”.

 

Terminons ce tour d’horizon par la principauté de Liège au XVIe siècle. Lancelot de Casteau, queux des princes évêques, donne dans son Ouverture de cuisine une formule d’escabèche sous le nom d’ “esturgion en adob” (dérivé de l'espagnol adobar = préparer), pouvant également être faite avec de l’elbot, du turbot ou du “ herron de mer“ (espadon); c’est un poisson frit, recouvert d’une marinade vinaigrée et aromatisée (sans agent de liaison et sans gélatine) :

Aujourd’hui, l’escabèche se retrouve surtout dans les pays méditerranéens: voyez la scabetche en Afrique du Nord, l’escabecio, la scapece, le scabeccio ou scavece en Italie, l’escabeche (castillan) et escabetx (catalan) en Espagne, l’escabeche au Portugal (qui l’a exportée au Brésil).

En France, l’escabèche est aussi bien connue dans le Midi que dans le Nord, où elle s’appelle « escavèche » (comme en Belgique méridionale). Dans le Berry, elle est répandue sous le nom déformé de “cascamèche”.

Cependant, certaines escabèches ne comportent pas de poisson. Au Portugal et Brésil, elles se font tout aussi bien avec des viandes que des poissons, coquillages ou mollusques, voire légumes. En Murcie (Espagne), les perdrix en escabèche se mangent, de surcroît, chaudes (à l’instar du sikbaj ancestral).

 

Réceptaires cités

 L’art culinaire d’Apicius, éd. lat. et tr. fr. Jacques ANDRÉ, Paris, 1974

Kitab al-Tabikh d’al-Warrak, tr. angl. Nawal NASRALLAH, Annals of the Caliphs’ Kitchens, Ibn Sayyar al-Warraq’s Tenth-Century Baghdadi Cookbook, Leyde, Boston, 2007

Kitab al-Tabikh d’al-Baghdadi, tr. angl. Arthur John ARBERRY, “A Baghdad Cookery-Book”, Islamic Culture , 1939, p. 34 et in Medieval Arab Cookery Totnes (Devon), 2001, p. 40; cf. aussi David WAINES, La cuisine des califes, Paris, 1998

Liber de ferculis, éd. lat. et tr. fr, Christine. DELPLANCQ, mémoire de licence, ULB, 2001-2, non publié

Libre de Sent sovi éd. Rudolf GREWE, Barcelone, 1979

I Ricettari di Federico II, éd. Anna MARTELLOTTI, Florence, 2005 ; cf. aussi la rééd. lat. et trad. it. du Liber de coquina de Luigi SADA et Vincenzo VALENTE, Bari, 1995

Libro della cocina, éd. Emilio FACCIOLI, in Arte della Cucina , Milan, 1966, I, p. 50

Libro per cuoco, éd. Emilio FACCIOLI, in Arte della Cucina cité, p. 88

Modus viaticorum preparandorum et salsarum éd. Carole LAMBERT in Trois réceptaires culinaires médiévaux : les Enseingnemenz qui enseignent a apareillier toutes manieres de viandes, les Doctrine et le Modus, Thèse de doctorat non publiée, Université de Montréal, 1989

Ménagier de Paris, rééd. Karine UELTSHI , Paris, 1994

Ouverture de cuisine de Lancelot de Casteau, rééd. Léo MOULIN, Bruxelles, Anvers, 1983