A propos des Pigeons à la babylonienne

 

 

amursânu  

 

Billet de Liliane Plouvier.  

 

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Les top chefs d’aujourd’hui rivalisent d’ingéniosité et présentent des mets toujours plus insolites afin d’étonner leurs clients. Ils se disent novateurs, innovants, tendance, trendy, fashion, hype… il n’y pas assez de mots pour les distinguer.

D’aucuns n’hésitent pas à puiser dans les livres de cuisine anciens. Des recettes médiévales, voire romaines, sont ainsi mises au goût du jour : voyez le canard Apicius, dont Alain Senderens propose une première version en 1970, qu’il toilette en 2010.

D’autres plus téméraires s’attaquent à la cuisine babylonienne il y a 4000 ans. Ainsi, Didier Clément (Grand hôtel du Lion d’or, Romorantin) a inscrit à sa carte des « pigeons farcis entre chair et peau façon babylonienne »….

De fait, trois tablettes culinaires originaires de la Mésopotamie méridionale ont été retrouvées à l’Université de Yale (Yale Babylonian Collection : YBC 4644, YBC 8958 et YBC 4648). Elles sont rédigées en écriture cunéiforme et en langue akkadienne et remontent entre - 1700 et - 1600. L’assyriologue Jean Bottéro les a traduites en français (Textes culinaires mésopotamiens, Eisenbrauns, Winona Lake, USA, 1995). Comme le pense l’assyriologue de l’université de Leyde, Eveline J. van der Steen, leur extrême raffinement et complexité reflètent les fastes épulaires déployés à la cour du célèbre roi Hammurabi, qui règne sur Babylone entre - 1792 et - 1750.

On y trouve effectivement deux recettes de pigeons (amursânu en akkadien).

Il y a pour commencer le me d’amursânu (YBC 4644 25 XVII, p. 48). Le me (ou mu) est un mets polyvalent qui vise toute préparation associant des aliments solides à une matière liquide plus ou moins liée. Le fait qu’une tablette entière (YBC 4644) lui soit exclusivement consacrée laisse en outre supposer que le mu / me occupe un épisode à part entière du repas. En somme, il correspond au “potage” / potagio médiéval franco-anglais. Celui-ci constitue non seulement une séquence (appelée « mets » ou « assiette », course en anglais) primordiale du festin, mais désigne aussi les apprêts culinaires qui en font partie et reposent sur la même combinaison liquide / solide, ce dernier étant baptisé “grain” en vieux français. Outre des pigeons, le me d’amursânu comporte le trio oignon /poireau / ail qui joue le même rôle que notre bouquet garni, ainsi que des risnatu, à l’origine du perse rishta /reshteh, une pasta taillée dans la feuille en forme de lanières. Comme je l’ai suggéré dans mon article sur l’origine des pâtes (Papilles décembre 2013 n° 40), si les risnatu ne sont pas encore des tagliatelles, ils devraient à tout le moins être leurs prédécesseurs, soit un genre de lasagnes.

Ensuite, il y a la composition culinaire (sans titre) d’un extrême raffinement décrite par la YBC 8958 B 26 (p. 73). Les pigeons plumés et lavés sont préalablement ouverts afin d’en extraire les abats (gésier, fressure, entrailles) dont les Babyloniens raffolent. Ils sont ensuite désossés de telle façon que les blancs et les cuisses puissent être traités différemment.

Bien que le texte ne soit pas clair, les blancs semblent être farcis sous la peau avec les abats, comme le pense d’ailleurs Didier Clément. Cette façon de farcir des volatiles est toujours attestée en Orient au Moyen Âge : voyez le fameux poulet farci sous la peau d’al-Wusla, un livre de cuisine syrien du XIIIe siècle. Il est aussitôt exporté en Occident et y fait un véritable « tabac ». Quasi tous les livres de cuisine fini-médiévaux le mentionnent : cf. la « poulaille farcie » du fameux Viandier qui est quelquefois appelée « poulet à la byzantine », alors que ce mets est syro-babylonien ! Cependant, un me de mouton ou d’agneau est confectionné. Les ovins ont probablement été élevés le long des rivages salins du Tigre et de l’Euphrate et possèdent donc la saveur exquise des « prés-salés ». Le me comporte, en outre, de la graisse (de queue de mouton, par exemple), l’incontournable bouquet (poireau / ail / oignon), du vinaigre et du kisimmu (yaourt séché encore utilisé en Perse sous le nom de kashk) qui, ensemble, donnent une pimpante note acidulée au me. C’est dans ce savoureux potage que les blancs farcis sont pochés.

La recette babylonienne ne s’arrête pas ici, puisqu’il faut maintenant bichonner les cuisses aussi bien négligées par les cuisiniers médiévaux que par Didier Clément. Elles sont d’abord flambées, puis enveloppées dans de la pâte et ensuite cuites dans un plat en céramique placé sur un tinuri (tannour ou tandouri, four vertical). Lorsque le plat quitte le four, les autres viandes (blancs des pigeons et morceaux de mouton) y sont ajoutées. Le mets est garni in fine d’une alerte salade verte au vinaigre.

Dommage que la version moderne ait été interrompue à mi-chemin, car ce pigeonneau farci moitié en pâte, moitié en consommé, entrelacé de côtes d’agneau des prés-salés et agrémenté d’herbes fraîches acidulées aurait certainement eu un succès encore plus retentissant.