ASPERGES ET ŒUFS

 

un mariage millénaire  

 

Billet de Lilane Plouvier  

 

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Retour aux Archives d'octobre 2014

L’union asperges/œufs est très répandue aujourd’hui : les œufs peuvent aussi bien être durs, que mollets, pochés, brouillés, voire en omelette, en flan ou en sauce émulsionnée chaude (mousseline, hollandaise) voire froide (mayonnaise). Cette heureuse union a au moins deux mille ans. Les premières recettes sont romaines et figurent dans le De re coquinaria du pseudo-Apicius, une compilation élaborée entre les 1er et Ve siècles. Il s’agit de deux patinae de asparagis (132 et 133 de l’édition de Jacques André), patina désignant, d’une part, le plat de cuisson, de l’autre, les préparations le contenant qui, de fait, comportent souvent des œufs. Dans les patinae aux asperges, les légumes ne sont pas laissés entiers mais pilés et ensuite tamisés. Cette purée d’asperges est cuite dans de l’huile (d’olive) avec l’incontournable trio romain, garum /livèche /poivre, et mouillée avec du vin (de paille dans la première recette qui comporte en sus des becfigues). Des œufs battus sont ajoutés in fine « ut obliget », pour lier. Il s’agit manifestement d’une crème ou un flan d’asperges.

Alors que celles-ci disparaissent du paysage culinaire de l’Occident « barbare », elles sont choyées en Orient et, plus spécifiquement, à Bagdad, résidence des califes abbassides, surrat al-bilad, nombril de l’univers et, comme on dirait aujourd’hui, capitale mondiale de la gastronomie. Des dizaines de livres de cuisine (kitab-s al-tabikh) y sont élaborés dont certains par les califes eux-mêmes ou leurs fils. Ainsi, Ibrahim bin al-Madhi (mort en 839), demi-frère d’Haroun al-Rachid et fils du calife al-Mahdi crée une rutilante recette d’asperges aux œufs pochés qu’il appelle narjisiyya ; car, écrit le très lyrique prince gourmet et poète, elle doit former une fleur de narcisse dont les pétales étincelants comme neige sont figurés par les asperges, tandis qu’à la place du corolle doré est déposé un jaune d’œuf poché qui, tel un soleil, l’illumine de son éclat… Vous pouvez admirer cette étincelante composition en tapant ici .

Le Kitab al-tabikh d’Ibrahim a hélas disparu, mais Ibn Saggar al-Warrak en reproduit de nombreux extraits dans son propre Kitab al-tabikh rédigé au Xe siècle et ayant, par contre, été retrouvé et traduit en anglais par Nawal Nasrallah en 2007.

En Occident, les premières recettes médiévales d’asperges figurent dans la littérature culinaire d’al-Andalous (XIIe – XIIIe siècles). Ici, aussi, elles sont souvent unies aux œufs, mais ceux-ci ne sont pas utilisés en garniture, comme chez Ibrahim. Ils servent à épaissir et, plus exactement, à émulsionner, la sauce devant napper les asperges. Autrement dit on se trouve en présence d’une mousseline ou hollandaise avant la lettre. Celle-ci est d’origine gréco-romaine : la patina solearum du De re coquinaria pose les jalons de la sole mousseline…

Les asperges mettent du temps pour traverser la Méditerranée et les Pyrénées. On les retrouve dans les livres de cuisine parus en Italie au cours de la Renaissance. Scappi (Opera, Venise, 1570) est un des premiers maîtres queux à les marier à nouveau avec des œufs notamment dans un potage et une tourte. Elles y sont réduites en purée, comme dans les recettes romaines.

Au siècle suivant, elles apparaissent dans le célèbre Cuisinier françois de La Varenne (initiateur de la révolution culinaire du XVIIe siècle) sous le nom d’ « asperges à la sauce blanche » (cf. Patricia Moisan in P@pilles-net de juin 2014), alors que celle-ci est jaune à cause des œufs servant à l’émulsionner. Les successeurs de La Varenne parleront de sauce hollandaise (Jules Gouffé 1867) et sauce mousseline (Henri-Paul Pellaprat 1955) (cf. également Patricia Moisan).

Cela dit, je ne pense pas que La Varenne ait emprunté sa sauce émulsionnée dite incorrectement « blanche » aux Maghrébo-Andalous, ni d’ailleurs aux Gréco-Romains qui en sont sans doute les créateurs. Depuis le Moyen Âge, les queux français utilisent les œufs non seulement pour dorer mais aussi lier et monter les sauces. Les mousselines ou hollandaises (et consœurs : béarnaise, choron…) s’inscrivent donc dans une longue tradition française qui remonte au XIIIe siècle voire au-delà. Voyez par exemple le sorbitum du Tractatus de modo preparandi et condiendi omnia cibaria (dont l’Urtext date du XIIIe siècle et est sans doute rédigé par un médecin voguant dans les milieux capétiens de Paris). C’est une crème à base de vin (ou de cervoise) montée aux œufs (surnommée « chaudeau flamand » dans le Viandier). Il n’est cependant pas exclu que les livres de cuisine français de cette époque aient subi l’influence des Maghrébo-Andalous voire des Romains quoique, dans cette hypothèse, plus que probablement via ceux-là. Car au Moyen Âge central le De re coquinaria n’est, semble-t-il, plus copié. Par contre, on trouve dans les réceptaires français de l’époque capétienne des recettes maghrébo-andalouses qui sont effectivement d’origine antique. Ainsi, les bouhete de caseo, beignets au fromage, du Modus viaticorum preparandorum et salsarum (copié au Languedoc dans un manuscrit polyvalent datant du XIVe siècle) descendent des mujabbanas de l’Anwa’a- saydala fi alwan al-at’ima, surnommé Kitab al-tabikh fi’l-Maghrib wa-al-Andalus, écrit au XIIe siècle par un auteur anonyme (appelé l’Anonyme andalou). Eux-mêmes, dérivent des globi de Caton. Les mujabbanas sont traduits en castillan par almojabanas qui font partie des nombreux mets illustrant la Saracen Connection. C’est ainsi qu’Anne Wilson appelle l’influence exercée par les cuisines arabes sur celles des royaumes chrétiens au Moyen Âge et à la Renaissance (voyez aussi la « poulaille farcie », l’escabèche ou le calisson d’Aix dont j’ai parlé dans les n°s précédents de P@pilles-net ).