Compte rendu des journées d’études
des 14 et 15 novembre 2014 à Dijon
Billet de Bénédicte Cartelier
Ces journées étaient organisées par la bibliothèque municipale de Dijon dans le cadre du programme du centenaire de la Grande Guerre de la ville de Dijon (« De la mémoire à l'histoire »). L’objectif était d’aborder la question de l’alimentation durant la Première Guerre mondiale tant au front (le 14 novembre) qu’à l’arrière (le 15 novembre) en explorant les diverses sources disponibles, historiques, archéologiques et matérielles. Seize intervenants se sont succédé dans une ambiance très conviviale grâce à l'accueil chaleureux du personnel de la bibliothèque municipale de Dijon et aux nombreuses pauses gourmandes préparées par les élèves du lycée hôtelier du Castel d’après des recettes issues du fonds gourmand de la bibliothèque et aimablement distribuées aux participants.
J’ai ainsi pu goûter de la soupe à la bière (de la bière bouillie additionnée de sucre et de cannelle), un flan de rhubarbe (avec de la panure de pain et un « œuf Layton », c'est-à-dire un œuf déshydraté en granulés de la marque Layton, l'équivalent de nos ovo produits modernes!), du pouding au pain à l’américaine (à base de mie de pain et de raisins secs), du « pouding de Cabinet » (avec 26 œufs et 600g de sucre pour 400g de farine !), un gâteau breton à la purée de pommes de terre, des biscuits ANZAC (ainsi nommés en l’honneur des corps d’armée australien et néo-zélandais) aux flocons d’avoine, golden syrup et noix de coco, des macarons de guerre et du gâteau de seigle. Mais ce que j’ai préféré, c’est le pain, si souvent mentionné dans les témoignages de l’époque. Trois sortes nous était proposées, le pain de guerre allemand aux pommes de terre dit « pain KK » (pour Kartoffeln Kriegsbrot ou Kleie und Kartoffeln « son et pommes de terre », les avis divergent), le pain « national », additionné de seigle pour économiser la farine et le field bread américain (« pain de campagne militaire » en anglais), le meilleur à mon goût, avec de l'huile de coton ou du saindoux. Point d’orgue de ces moments de « cuisine expérimentale », le dîner du 14 novembre au lycée du Castel qui a rassemblé plus de cent personnes autour d’un menu « Belle Époque » composé d'un « potage de vitelotte, écume de lait et croustille de cochonnaille » suivi d'une « gibelotte de lapin à la chicorée, légumes oubliés » et du « buffet de desserts des Alliés », sans oublier l'amuse-bouche (« Palmier aux épices, gâteau de foie de volaille sauce écrevisses ») et les mignardises...
Mais revenons aux choses sérieuses! En ouverture de ces journées, Emmanuelle Cronier, maîtresse de conférences à l’Université de Picardie, a présenté le concept de « cuisine expérimentale », ses enjeux pour la recherche historique mais aussi ses contraintes, notamment parce que l'on ne dispose pas toujours des ingrédients ni des modes de cuisson de l'époque.
Puis, en se fondant sur les archives du contrôle postal, François Lagrange, du musée de l’Armée à Paris, a montré le rôle central de la nourriture dans la correspondance des combattants, troisième sujet après la météo et les abris de cantonnement. Nourriture froide, régime monotone (trop de riz et de macaroni, pas assez de légumes verts) et quantités insuffisantes étaient les plaintes récurrentes et cela jusqu’en 1917. A partir de 1917, la situation s’est inversée: les soldats ont été mieux nourris qu’à l’arrière grâce à l’action des coopératives tandis que la population civile subissait les rationnements (les tickets de pain sont apparus en France en 1917).
Heureusement, les colis alimentaires envoyés par les familles permettaient d’améliorer l’ordinaire des soldats très friands de produits locaux leur rappelant leur région d’origine. En outre, leur réception était l’occasion de moments de partage et de convivialité ainsi que l’a souligné Rémy Cazals, professeur émérite d’histoire à l’université de Toulouse II, qui s'est livré à un « tour de France gastronomique » à partir des spécialités fréquemment réclamées par les Poilus dans leur correspondance : pain d’épices de Pithiviers et miel du Gâtinais (Loiret), confit d’oie, langue, poulet en blanquette (Gers), andouille de Quimper et vrai beurre de Bretagne (Bretagne), fars (Quercy) pogne de Romans et picodons (Drôme), curbelets du Tarn et même saucisson enveloppé dans le journal local (Lot-et-Garonne)!
Parmi les soldats qui ont combattu durant la Grande Guerre, un grand nombre provenait des colonies, spahis algériens, marocains et tunisiens, tirailleurs sénégalais, indochinois originaires de Cochinchine, du Cambodge, de l’Annam, du Tonkin, du Laos, soldats originaires des « vieilles colonies » (Inde, Antilles…) et de Nouvelle-Calédonie, soit en tout 600 000 mobilisés qu’il fallait nourrir en tenant compte des particularités de leur régime alimentaire. Mais dans l'ensemble, l'intendance militaire s'est adaptée et l’alimentation n'a pas été un sujet de récriminations pour ces hommes.
C’est que, dès avant la guerre, la question de la nutrition avait fait l’objet de recherches approfondies, en particulier en Allemagne et aux États-Unis. Anne Rasmussen, maître de conférences à l'Université de Strasbourg, a rappelé que dès 1840, on connaissait les trois classes d'aliments grâce aux travaux du chimiste allemand Liebig, les « substances albumineuses » (protéines), les graisses et les « hydrates de carbone » (glucides). De plus, la notion de calories avait été définie dans les années 1880 par le médecin allemand Max Rubner (1854-1932). De nombreuses expérimentations de calculs de calories eurent lieu ensuite aux États-Unis (calorimètre humain d’Atwater et Benedict vers 1905). Enfin, le rôle essentiel des vitamines et oligo-éléments avait été découvert. De ces recherches émergea le concept d’ « alimentation rationnelle » et on calcula la ration calorique quotidienne en se fondant que les besoins estimés de chaque catégorie d'individus. Pour les soldats, assimilés à des travailleurs, cette ration fut évaluée à 3 200 calories au début de la guerre. Cela étant, cette ration était théorique et sans doute très éloignée de la réalité compte tenu des aléas de l’approvisionnement du front et des possibilités matérielles de cuisiner (les cuisines roulantes ne furent livrées qu’à partir de 1915 et encore pas sur toutes les lignes).
Côté boissons, Charles Ridel, historien à l’EHESS et professeur au lycée Léopold Sedar Senghor d’Évreux, a analysé les « liaisons dangereuses entre l'armée et les boissons alcoolisées ». Si, à la veille de la guerre, les alcools distillés n'étaient autorisés qu'à doses réduites et dans des circonstances exceptionnelles, le vin est rapidement apparu comme la boisson nationale, par opposition à la bière, avec l'aval de l'Académie de médecine. Le vin fut dès lors considéré comme un aliment, une boisson « hygiénique » et naturelle et non un alcool. En outre, le vin joua un rôle essentiel dans les relations d'autorité entre l'officier et le soldat. Néanmoins, le pouvoir militaire dut faire face à l'alcoolisation croissante des soldats au front qui complétaient la ration autorisée par des approvisionnements clandestins. Tolérante jusqu'en 1917, l'armée devint moins indulgente à partir de 1917.
La question de l'approvisionnement des troupes françaises en vin a ensuite été précisée par Christophe Lucand, historien, chercheur associé au Centre Chevrier de l'Université de Bourgogne-CNRS & Chaire UNESCO Culture et Traditions du Vin. Le ravitaillement en vin des soldats au front se faisait via les « stations-magasins » de l'armée que complétaient les coopératives ainsi que d'autres circuits plus ou moins légaux (mercantis et marchands forains), sans compter les colis envoyés par les familles. Comme les quantités de vins français étaient insuffisantes (la crise vitivinicole était endémique en France depuis les atteintes du phylloxéra et de l'oïdium à la fin du 19ème siècle), on fit appel aux vins étrangers, espagnols notamment. La ration de vin distribuée officiellement aux poilus passa alors de 25cl en 1914 à un litre en 1918.
Après une pause dégustation bien méritée, la journée s’est conclue par la présentation des sources archéologiques et iconographiques.
Michaël Landolt, chercheur au Pôle d'archéologie interdépartemental rhénan, et Franck Lesjean, du Conseil général de la Marne, ont montré comment la mise au jour des dépotoirs avait permis de retrouver divers contenants alimentaires tels que caisses à vivres, mignonnettes d'alcools, boîtes de conserves, bouteilles en grès pour l'eau minérale, vaisselles des cantines de régiment, verres et tasses à moutarde allemands... Plus étonnant, le détournement de ces contenants à des fins autres qu'alimentaires, pour des usages médicaux ou hygiéniques, comme par exemple des biberons pour l'alimentation des blessés ou des bouteilles de concentré de vinaigre pour lutter contre les poux.
Aldo Battaglia, responsable de la collection des originaux et des estampes à la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC) et Jean-Pierre Puton, directeur du Centre Image Lorraine ont ensuite présenté les archives de leurs institutions respectives. Nous avons pu ainsi visionner des images en trois dimensions de l'album numérique des images de la Grande Guerre du Centre Image Lorraine (accessibles via le site www.images14-18.eu) grâce à des lunettes 3D distribuées pendant la présentation. Quant à la BDIC, créée dès 1918 par un couple d’industriels parisiens (Louise et Henri Leblanc) dans le but de collecter tous les documents disponibles sur la Grande Guerre, elle est aujourd’hui rattachée à la BNF et offre de nombreuses ressources numériques (catalogues, expositions virtuelles, dossiers thématiques, etc.) sur les deux guerres mondiales, les autres conflits armés et les relations internationales au 20ème siècle.
La seconde journée du colloque portait sur la vie à l’arrière et s’organisait en trois partie : « la vie quotidienne », « comment fait-on la cuisine ? » et « la gastronomie ».
Marie Llosa, chercheur à l’Université de Toulouse 2, s’est intéressée aux entreprises alimentaires françaises mobilisées pendant la guerre pour produire des vivres de réserve pour l’armée. Celles-ci durent faire face à la pénurie de main d’œuvre (certains chefs d’entreprise comme Georges Menier furent mobilisés) et de matières premières (le fer blanc pour les conserves, l’huile et le sucre…). Pour fonctionner, elles firent appel aux « affectés spéciaux » (en sursis d’appel illimité), aux ouvriers étrangers des pays amis ou ennemis (ces derniers appelés « internés civils ») ainsi bien sûr qu’aux femmes dont certaines travaillaient déjà avant la guerre mais à des postes différents. Enfin, pour vendre, certaines d’entre elles passèrent des contrats avec l’État comme Lefevre-Utile ou Saupiquet. Les autres purent approvisionner les coopératives et les camions bazars qui fournissaient les soldats du front en complément de l’intendance militaire. Ces restrictions eurent pour effet l’invention de nouveaux produits dont certains existent encore aujourd’hui comme les conserves sans huile (le thon en boîte au naturel), le couscous en boîte ou les conserves mixtes (viande et légumes).
Peter Scholliers, professeur à l’Université de Bruxelles, a ensuite présenté une initiative originale en Belgique, les « restaurants économiques » fréquentés par l’ensemble de la population, y compris la bourgeoisie car la Belgique, occupée dès 1914 et jusqu'en 1918, souffrit de la faim et même de la famine à partir de 1917. Côté allemand, la situation de la population civile n'était guère plus enviable en raison du blocus maritime des ports allemands mis en place dès 1914, situation aggravée par le choix de l'Allemagne de privilégier l’approvisionnement des soldats. Ainsi que l'a montré Nina Régis, titulaire d'un master de l'EHESS sous la direction de S. Audoin-Rouzeau, les Allemands furent encouragés à consommer du pain noir (à la farine de seigle) promu pour ses qualités nutritionnelles et patriotiques, ainsi que du pain aux pommes de terre (le fameux pain K.K.) afin d’économiser la farine de blé et qui suscita en France de nombreuses allusions scatologiques.
En deuxième partie, Marie Llosa s’est interrogée sur « l’art d’accommoder les vivres » au sein même des tranchées et au personnage du cuisinier militaire, en réalité un simple soldat désigné pour remplir cette tâche sans formation particulière. A charge pour lui de se débrouiller avec les moyens du bord. Si les vivres étaient en principe disponibles, les ustensiles firent souvent défaut. Quant à l’ordinaire des soldats, il se composait essentiellement du « rata », sorte de ragoût de viande de conserve (le fameux « singe »), de féculents (riz ou pommes de terre) et de légumes, de conserves de poisson (sardines) et de pain. Parmi les grands chefs de l’époque, certains participèrent au conflit comme Alexandre Dumaine (1895-1974), Jules Maincave qui expérimenta une cuisine futuriste avec sa roulante et fut tué en 1916 et Prosper Montagné, trop âgé pour être mobilisé mais qui organisa les cuisines centrales des armées et lança un concours pour améliorer la cuisine des soldats.
De son côté la population civile dut aussi s'adapter aux nouvelles contraintes imposées par la guerre (pénurie de charbon et de matières premières, allongement de la durée de travail des femmes, développement des cantines dans les usines...). Les recettes de cuisine se multiplièrent dans la presse et les manuels d'économie domestique afin d'aider les « ménagères »: omelettes sans œufs (remplacés par des pommes de terre), fromage de chèvre sans lait, nombreux soupes et beignets qui nécessitent peu d'ingrédients pour un fort volume... Des conseils étaient aussi dispensés comme celui d'utiliser les fours à pain des boulangers pour la cuisson des confitures ou la promotion de la « marmite norvégienne » dont la double paroi permettait de conserver et diffuser la chaleur emmagasinée. A l'usage cependant, nombre de ces recettes se révèlent coûteuses ou difficiles à réaliser ainsi que l'a noté Emmanuelle Cronier qui a elle-même reproduit certaines de ces recettes pour en tester précisément la faisabilité et leur adéquation aux conditions de guerre.
Je n'ai malheureusement pas pu assister à la dernière partie consacrée à la gastronomie, et notamment aux interventions de Denis Saillard, chercheur associé au Centre d'histoire culturelle des sociétés contemporaines de l'Université de Versailles Saint-Quentin sur « le nationalisme gastronomique » et Alain Drouard, directeur de recherche honoraire au CNRS consacrée au « bilan gastronomique de la Première Guerre mondiale ». Toutefois, ces interventions et toutes celles du colloque feront l'objet de comptes rendus sur le blog de la bibliothèque municipale de Dijon « Happy Apicius ».
Au total, ces journées d'études auront été passionnantes et très stimulantes et m'auront permis de découvrir des aspects de l'alimentation en temps de guerre que je ne connaissais pas comme les innovations de l'industrie alimentaire ou les restaurants économiques bruxellois. Quant aux dégustations historiques, bien loin d'être anecdotiques, elles ont été des moment d'échanges et de convivialité très appréciables: le pain K.K., dans la version qui nous a été proposée, n'était finalement pas si mauvais et le field bread assez proche de nos pains de mie.